Le départ
Le soleil est levé depuis quelques heures. Le ciel, clair et
dégagé. J’ai quitté le calme de mon bosquet pour rejoindre mes camarades au
Griffon Ivre. Une auberge. J’aurai préféré une rencontre en plein air, mais le
reste de la troupe avait besoin de se nourrir avant le départ. Soupir. A
l’intérieur, tout est calme. Il y a quelques clients, le personnel et nous.
C’est déjà ça. Au fond de la salle, une fresque inachevée. Un immense griffon.
Drôle de présage pour la journée à venir. Un bon j’espère.
Chacun boit et mange pendant que mon regard continue à se
promener dans la pièce. Les odeurs d’épices, d’alcool et de rôtisserie me
chatouillent le nez. Des alambiques trônent au centre de la pièce et le nouveau
tableau des requêtes aux patrouilleurs semble un peu vide encore. Il faudra du
temps, mais les gens savent que nous sommes là pour eux.
On commence tranquillement à organiser l’expédition. On veut
faire de moi porte-étendard. Après tout, aller à la rencontre d’un griffon, c’est inespéré. Cette responsabilité pèse sur mes épaules. J’espère que tout
ira bien. Puis, le sujet d’une précédente expédition chaotique vient sur la
table. Cela ne va pas nous faciliter la tâche. La créature pourrait être encore
plus hostile. Je renifle avec dédain. Quelle idée de laisser des brutes pareilles
gérer une situation aussi délicate. Heureusement, nous avons invité Pietr à
nous rejoindre. Il pourra nous éclairer sur ce qu’il s’est passé et ses
connaissances pourraient nous être utiles. A peine le nom de l’adolescent est-il prononcé qu’il fait son entrée, un bandeau rouge sur la tête. Il trébuche,
sourit maladroitement et fait le coq auprès de Gwydolin et son apparence
juvénile. Je lève les yeux au ciel.
Il nous raconte son précédent périple. Confus, mais très
enthousiaste. C’est déjà ça. Au moins, il ne veut pas de mal au griffon
contrairement au reste du groupe qu’il accompagnait. Il pense que c’est une
femelle à cause de sa taille impressionnante. D’après lui, les griffons sont territoriaux,
mais celle-ci semble l’être un peu trop. Peut-être est-elle dressée ? Il
mentionne des ogres. Dangereux, si c’est vrai. La discussion se poursuit et nous
établissons plusieurs stratégies avant de compléter notre équipement par de
grandes quantités de viande. Une fois prêts, nous prenons la route. Deux
Sidhes, deux humains dont une qui voit les morts et l’autre qui se change en
animaux, accompagnés d’un dresseur de créatures fabuleuses de 15 ans, d’un rat
hypertrophié et d’un chien elfique qui partent à la recherche d’un griffon. Une
bien étrange équipe.
Un obstacle
imprévu
Le trajet se passe bien. Okoth est heureux d’être de retour,
l’ambiance est bonne et détendue. Tout le monde semble ravi d’être sur les
routes. La recherche du griffon est sur toutes les lèvres. Excitation,
curiosité. Pietr, lui, suit Gwydolin comme son ombre et elle l’ignore
complètement. Je souris intérieurement. On avance d’un bon rythme, la vue est
dégagée et nous sommes encore assez proche de la Traverse pour qu’aucun risque
majeur ne soit encouru. Puis, au détour d’un passage, Okoth perçoit quelque
chose. Un éboulement, un petit chariot, des corps et une nuée vrombissante en
train de se repaître d’une silhouette qui se traîne sur le sol et d’une mule à
la patte brisée. La silhouette semble à peine en vie. L’animal lui panique,
mais ne parvient pas à se relever. Contourner ou intervenir ? Des vies
peuvent encore être sauvée. Nous nous approchons encore un peu. La nuée est de
plus en plus bruyante. Des stryges. Ces sangsues volantes se repaissent des
victimes de l’éboulement. Je serre les dents, il faut qu’on trouve un moyen de
les aider. Et puis, laisser des stryges errer aussi proche de la Traverse
pourrait être dangereux. Pietr s’inquiète. La nuée est massive. Peut-être qu’il
y a un nid pas loin ? Je l’interroge. Il me dit que le feu peut les faire
fuir. Une attaque frontale est trop risquée. Nous serions les prochains au
menu. Les esprits de Kahanna lui confirment la possibilité d’utiliser le feu.
Ils lui disent qu’on ne peut pas être pacifique avec ces créatures. Elles sont
trop agressives. Okoth grimpe sur la colline espérant avoir un meilleur point
de vue et intervenir grâce à sa magie. Je me concentre. J’ai encore peu de maîtrise
sur la magie des éléments en moi. Mais je dois essayer. Je me concentre sur
l’arbre tombé pendant l’éboulement. Il est assez près pour que les flammes et
la fumée fasse fuir les oiseaux, mais suffisamment à l’écart pour ne pas être
un danger pour les survivants. Pendant ce temps la silhouette a arrêté de
bouger. J’essaye de l’ignorer et appelle ma magie. Les flammes se déversent
alors sur l’arbre et produisent beaucoup de fumée. D’autres stryges sortent.
Les créatures paniquent. Au moins, elles ont arrêté de se nourrir. Okoth tente
de les faire fuir plus vite en usant d’un de ses éclairs, mais l’écho de la
foudre sur les pierres est étouffé par le bruit de l’incendie. Je garde le contrôle
sur les flammes afin de ne pas mettre le feu à la lande. Enfin, les stryges
prennent la fuite, le feu et l’épaisse fumée ont raison de leur appétit. Elles
foncent droit sur nous. J’essaye d’étouffer un peu les flammes, mais je ne peux
pas maintenir ma magie trop longtemps au risque de finir vidée de mon sang. Je
finis par me mettre in extremis à l’abri et cherche du regard mes compagnons.
Gwydolin a l’air bien à l’abri dans une cavité, Okoth est sauf sur la colline.
Kahanna est hors de vue derrière un rocher. Pietr lui est coincé au milieu du
chemin. La nuée fonce droit sur lui. Je suis trop loin pour intervenir.
L’adolescent se plaque au sol. Heureusement, la foudre d’Okoth résonne de nouveau.
Cette fois avec force. Elle déchire le mur que formait les stryges. Plusieurs
tombent au sol, les autres s’éparpillent. Le danger est écarté. Je sors
doucement de ma cachette et vois Kahanna menacée par une énorme vipère. Des
ondulations bleues et vertes. Rhaja. Il fonce sur le serpent mais n’a pas
encore assez pris corps. Il ralentit le serpent mais ne l’arrête pas. Le
reptile enfonce ses crochets dans la jambe de Kahanna. Je me précipite, attrape
l’animal et le jette au loin. Il roule avant de fuir à son tour. Le mal est
fait. Le venin est dans son sang. J’attrape un tissu et fait un garrot à
Kahanna. J’envisage d’aspirer le venin. Risqué, mais nécessaire. Heureusement,
elle sort de sa besace un champignon étrange et l’avale. Un antidote. Je
retombe dans la poussière. Soulagée. Personne n’a été blessé gravement. Chacun
prend un peu de temps pour souffler. L’inspection du chariot est macabre :
un halfelin et un humain aux allures de bandits, deux personnes âgées, un homme
et une femme, et un jeune homme, probablement leur fils. Aucun survivant. Okoth
fait parler ses dons, il apprend que nous sommes face à une famille de citadins
Aubertine et Zakariel Grise-tête, des fermiers, et probablement leur fils,
Arade Grise-tête, artisan. Okoth tente aussi son pouvoir sur l’un des bandits,
un halfelin pied-léger, du nom de Bill Roulecolline. Un vulgaire bandit. Rien
n’indique que lui ou son compagnon appartenaient à une organisation criminelle.
Quant à la scène, elle laisse peu de place au mystère. En voulant tendre une
embuscade à la petite famille probablement en route vers l’arbre des
opportunités un peu plus loin, ils ont provoqué l’éboulement d’une partie de la
colline, faisant tomber l’arbre avec. Arbre qui devait abriter le nid des
stryges. Pas de chance. Moi, je suis auprès de la mule, elle souffre mais la vie
commence à la quitter. Je m’assoie au sol et pose sa grosse tête sur mes genoux
en lui parlant doucement. Elle finit par quitter ce monde en douceur. A peine
est-elle morte que je remarque une odeur nauséabonde. De la pourriture. Je
laisse mon nez me guide. Ouvre un sac. La nourriture à l’intérieur a
complètement pourrie. Ma magie des éléments donne, mais elle prend aussi. Rien
n’est gratuit. C’était son tribu. Comment faire pour appâter la griffon
maintenant ? Mon regard se lève vers la mule. Nouveau soupir. Je sors mon
poignard et commence mon macabre travail. Peu de temps après nous sommes prêts
à repartir. Nous avons pris les pièces d’or et la corde Sidhe qui étaient dans
le coffre. Laissons derrière le reste de son contenu – des tissus précieux – nous
les récupèrerons au retour.
Projection
astrale et rodéo sauvage
La suite de notre route se poursuit sans encombre.
L’après-midi commence à peine et la tour est enfin en vue. Une partie est
effondrée. Le chemin trouvé par notre guide semble nous y mener. L’endroit est
un peu plus dégagé que le reste de la route. Quelques buissons et au loin des
bosquets. Nous serons difficilement pris par surprise. Tant mieux. Comme
convenu, nous déposons notre offrande de chair, puis nous éloignons de quelques
pas. Certains vont se cacher dans les fourrés. On ne veut pas effrayer la
créature. Je reste en avant, essayant d’être la moins menaçante possible.
Quelques instants s’égrènent et soudain elle apparaît. Magnifique. Enorme.
Menaçante. Déployant ses ailes, elle prend appui de ses pattes griffues sur le
bord de la tour et s’élance. Elle tourne dans le ciel, tel un prédateur et
fonce. Droit sur moi. Son cri déchire le calme de la lande. Pietr hurle pour
m’avertir. Elle arrive vite. Je ne pourrais pas fuir. Je me souviens alors d’un
conseil du jeune dresseur. Si on ne peut pas l’amadouer, il faut
l’impressionner. Je prends ma forme de grizzli, me dresse sur mes pattes
arrières, les antérieurs largement ouvert. Essayant de me grossir autant que
possible, je pousse un rugissement furieux. La griffon, surprise, change
brutalement de direction et reprend de la hauteur. Je fais les cents pas sans
la lâcher du regard. Elle semble perturbée par ce qu’il vient de se produire.
Le cri d’encouragement d’Okoth me parviennent. Je le vois du coin de l’œil et
soudain il disparaît. Invisible. Je regarde rapidement mes compagnons. Huan est
auprès de Gwydolin qui se tient prête à intervenir tout comme Kahanna. Leur
tension est palpable. Ils patientent. Attaquer maintenant signerait le début
d’un combat, à mort peut-être. La griffon tourne encore un peu, puis se pose de
nouveau vers les restes de la mule. C’est là que je les vois. Des marques. Des
cicatrices profondes et anciennes. Peut-être celles de combats, mais si cette
créature a été dressée… Alors ses maîtres sont des monstres. Pas étonnant
qu’elle soit aussi agressive. Elle pousse un cri d’avertissement. Un cri
d’aigle. Si l’ours de fonctionne pas. Peut-être qu’elle se reconnaîtra dans un
animal plus proche ? Je change de forme. Mon corps d’aigle aplatit au sol, je fais mon possible pour lui faire comprendre que je ne suis pas une menace. Un
peu plus calme, elle attrape un gros quartier de viande et retourne à la tour.
Pietr s’approche de moi. D’après lui, elle ne vit pas seule. Elle doit avoir un
allié dans la tour. C’est pour ça qu’elle reste ici. A ce moment-là, ma vue
acérée me permet de voir un mouvement dans la tour. C’est confirmé. Kahanna
propose de se projeter dans la tour. Elle ne l’a jamais fait auparavant. C’est
un pari risqué. Mais il le faut. Nous devons en savoir plus.
Pendant ce temps, je prends mon envol. Un morceau de viande entre
mes serres. Une offrande à cet être dont le regard m’a étonné par son
intelligence. Je fonce dans le ciel bleu en direction de la tour. Arrivée au
sommet, je vois la griffon nichée au sommet de la tour, parmi les éboulements.
Face à elle, deux gobelins qui essayent de lui parler. Je n’entends pas ce
qu’ils disent d’où je suis. Je lâche un bout de viande tout en restant à
distance. Les gobelins me remarquent, s’agitent. La créature prend alors son
envol, prête à me déchirer de ses griffes. Trop rapide. Trop puissante. Fuir
face à un tel prédateur serait suicidaire. Tout comme ne rien faire. Une idée
me traverse l’esprit. Si ça échoue, c’est terminé. Mais si je réussi… Ma
décision prise, je fonce droit sur elle aussi vite que mes ailes me le
permettent. Nos deux silhouettes se rencontrent. Je sens ses serres griffer mon
aile, mais je parviens à passer. Heureusement, mes dons me permettent de
résorber la blessure à mesure que je reprends forme humaine. Commence alors une
chevauchée enragée. La griffon, furieuse, fonce à travers les airs. Je me
cramponne de toutes mes forces. Elle vrille, plonge en piqué, remonte
brutalement. Essaye par tous les moyens de me faire chuter. Mes camarades en
bas ne peuvent qu’observer. S’ils tentent d’intervenir, ils risquent de me
blesser. Pietr et son rat foncent vers la tour fouillant dans un carnet, tout
comme Okoth. Je ne vois pas Gwydolin. Elle a dû rester près du corps de
Kahanna. Je m’accroche coûte que coûte alors qu’elle rase les murs de la tour
et la cime des arbres. J’essaye de l’apaiser. De la toucher de mes mots. Mon
cœur bat à cent à l’heure. Les muscles puissants de la fabuleuse créature nous
emportent toujours plus vite, mais ma voix reste douce. Je résiste à la tentation
de fermer les yeux. La chevauchée avec Caïn me semble bien loin à ce moment-là.
Les secondes semblent des heures. Mes mains cramponnées à la griffon me font
mal. Je n’ai pas peur de chuter. Je pourrais toujours me transformer. Mais si
je chute sans avoir réussi à apaiser la créature, nous ne pourrons pas éviter
le combat. Je le sais. Elle se battra jusqu’au bout. Le temps passe et petit à
petit je la sens faiblir. Je continue à lui parler malgré la douleur
dans mes doigts. Répétant en boucle les mêmes mots : « Nous ne te
voulons pas de mal. », « Fais-moi confiance. », « Nous ne
sommes pas une menace. », « Apaise-toi. ». Elle semble réagir
lorsque je lui parle en commun. Elle se pose alors sur une hauteur, épuisée.
Tout comme moi. Je reste un instant sur son dos. Je reprends mon souffle,
relâche mes doigts qui protestent contre ce changement de posture. Sa furie
apaisée, je descends. La griffon hésite. Comme si l’espace d’un instant elle
envisageait de me pousser dans le vide. Puis elle plonge dans mon regard. Elle me comprend.
Elle me reconnaît. Celle qui l’avait nourrie alors que d’autres voulaient la
chasser. Puis, ce moment de pur connexion s’éteint et elle reprend son envol
vers la tour. Elle ne me veut plus de mal désormais. En tout cas, pas si elle
peut l’éviter. Je le sais au fond de moi. Je m’envole à sa suite.
Du sang et
des larmes
Lorsque je rejoins mes camarades, ils font face à un ogre
immense et hilare armée d’une massue cloutée. Okoth semble essayer de trouver
un arrangement. Ce qui fait encore plus rire notre opposant. De nouveau
humaine, je leur fais un rapide point sur ce qu’il s’est passé. La griffon ne
nous attaquera plus sans y être forcée. J’en suis convaincue. Elle est d’ailleurs
posée en retrait et observe la scène. L’ogre ne semble pas apprécier que ses
« casse-croûtes » fassent des cachoteries. Il s’énerve. Commence à
s’avancer sur nous, prêt à nous réduire en charpie et à nous dévorer. Okoth
lance un sort. Sans succès. Puis se replie vers moi. Gwydolin qui peu de temps
auparavant avait mis en place une barrière de protection, aveugle le monstre
nous faisant gagner quelques secondes. Kahanna, elle, déchaîne le vent. Roches,
branches et tout objet à portée s’envolent et viennent le frapper. Fou de rage,
l’ogre pousse un hurlement et fonce de plus belle. Il appelle le griffon qui
prend son envol et fait des cercles au-dessus de nous. Je fonce alors dans ma
peau d’ourse, mais la barrière de Gwydolin me bloque, je dois la contourner.
Okoth se rapproche de la barrière qui se dissipe et invoque à nouveau son
éclair. Mais celui-ci se retourne contre lui et le frappe. Sonné, il se laisse
tomber au sol. Kahanna se précipite pour l’aider et je vois le bouclier de
Gwydolin un peu plus loin se mettre en place autour de lui. Je profite de la
disparition de la barrière. Fonce sur l’ogre en poussant un rugissement rageur.
D’un coup de patte, j’écarte sa massue. Me jette sur lui alors qu’il riposte.
Je sens la morsure des clous, mais réussi à le faire basculer au sol en
déchirant son ventre mou de mes griffes. La blessure est grave. Douloureuse. Il
est bien amoché. Il est tout près d’Okoth et Kahanna, mais se concentre sur moi.
Blessée également, je reprends forme humaine et résorbe une fois encore les dégâts.
L’ogre me repousse et m’envoie valser un peu plus loin. Sonnée, j’essaye de
m’éloigner le temps de reprendre mes esprits et de me jeter à nouveau dans la
lutte. La griffon pousse un cri aigu, mais n’attaque toujours pas. Elle attend
l’ordre. Gwydolin a son tour tire l’une de ses flèches et touche l’ogre à la
tête. Il est à l’agonie maintenant. Okoth mobilise à nouveau ses pouvoirs. Il
essaye de contraindre l’ogre. Ce n’est pas assez rapide. L’ogre crie et la
griffon plonge droit sur Okoth et Kahanna. Je crie à mon tour, tentant
d’arrêter l’attaque. Je suis trop loin. Gwydolin envoie sa lumière et tente de l’aveugler sans
parvenir à la ralentir. Okoth et Kahanna semblent impuissants alors que la
créature fonce vers le sol. L’aveuglement, les cris et le sang semblent
totalement lui avoir fait perdre la tête. Elle griffe, déchire, sans plus se
préoccuper de qui est l’ennemi ou l’ami. Kahanna arrive à tirer Okoth qui a été
gravement blessé et se vide de son sang afin de le mettre à l’abri. Elle et
Gwydolin entourent le Sidhe patrouilleur. De mon côté, je me concentre sur la
griffon essayant de nouveau de l’apaiser afin que pas plus de mal ne soit fait.
Elle semble perdue. Elle regarde le cadavre de l’ogre qu’elle a déchiré de ses
serres. S’apaise. Ne semble pas comprendre ce qu’il se passe. Je lui parle
doucement. Elle me laisse l’approcher, me renifle, sans pour autant me laisser
la toucher. Je n’essaye même pas. Du coin de l’œil, je vois deux silhouette,
les gobelins probablement, s’enfuir avec des sacs sur le dos. Je m’en
désintéresse. S’ils fuient, ils ne sont pas un danger. Ghulham, elle non plus
n’en est plus un. Une fois assurée de son calme, je lui parle à nouveau.
« Tu as le choix à présent. Je te tends la main. Tu
peux quitter cet endroit ou venir avec moi. Je ne te ferais pas de mal et ne
laisserai personne te blesser si tu m’accompagnes. Je te protègerai. Si tu ne
veux pas venir, c’est ton droit. Mais alors pars loin d’ici, car d’autres
pourront venir te chasser. Te faire mal. Tu peux me faire confiance. Mais tu es
libre de choisir. »
Nos regards se croise à nouveau. Avec une intensité que je n’ai
jamais ressentie avec un animal. Elle me comprend, aucun doute là-dessus. Elle
hésite, regarde la tour, l’horizon, le groupe, moi.
« Eux non plus ne te feront pas de mal. C’est
fini. »
J’ai l’impression qu’elle va partir, puis elle me regarde de
nouveau et s’approche de moi. Quelque chose change entre nous. Je sens soudain en
elle détermination et loyauté. Elle me suivra partout où j’irai. A
moi de respecter mes promesses à présent. La respiration saccadée d’Okoth me
ramène à la réalité. Je me dirige lentement vers eux, Ghulham sur les talons.
Elle aussi observe.
Okoth est inconscient. Autour de lui, Gwydolin et Kahanna
déversent leur magie. Elles tentent tout pour le sauver. Les plaies se
referment doucement, mais il est toujours inconscient. Les secondes passent. Sa
respiration s’accélère légèrement. Il ouvre les yeux. Il semble faible. Mon
cœur se serre alors qu’il croise mon regard. Il n'y a plus d'espoirs. Sans un mot, j’essaye de lui
transmettre un dernier au revoir serein. Admiration. Respect. Gratitude. Un au
revoir pour un camarade. Ses yeux brillants me transmettent également ces
sentiments. Je hoche la tête. Il se détourne vers Kahanna. Entre eux aussi
l’adieu est silencieux, apaisé. Okoth lui sourit avec douceur et se tourne
enfin vers Gwydolin. La jeune Sidhe a le visage baigné de larmes. Lui aussi
pleure maintenant. Il s’éclaircit la voix d’une toux ensanglantée. Partages ses
regrets. Regret d’abandonner la patrouille, regret de ne pas avoir été plus
pour sa fille. Alors qu’il parle, un esprit se matérialise peu à peu auprès de
Gwydolin. Un elfe chevaucheur à la chevelure brune et regard plein de tristesse
et de douceur mêlées. Lui aussi est là pour dire adieu à Okoth qui poursuit son
au revoir. Les regrets sont passés maintenant. Il parle de la foi en la
patrouille, en sa fille. De l’étoile de sa défunte compagne toute proche dans
le ciel. Puis, il se tait. Une comptine remplace les mots. Le Sidhe nous offre
une dernière représentation. Son corps s’illumine peu à peu. Alors que les
dernières notes résonnent, il ne reste que ses vêtements. Sa lumière s’élève
dans le ciel bleu et froid. Son étoile apparait auprès de celle de sa compagne.
Ils veilleront éternellement. La quiétude du moment est brisée par les
hurlements des animaux qui nous accompagnent et les pleurs des jeunes. Kahanna
prend Gwydolin et moi dans ses bras. Et je tends ma main pour attraper l’épaule
de Pietr qui sanglote. La tristesse est dans tous les cœurs. Un moment passe,
puis un autre. Les pleurs deviennent un peu plus silencieux. Il est temps de
prendre la route.